Les Dons faisaient partie intégrante de la vie de Valdemar. Et malgré cela, ils restaient bien mal connus du grand public, et leurs porteurs étaient souvent entourés de superstitions idiotes et craints sans raison valable. Il n’était donc pas étonnant que Fitz connaisse mal cet univers. Même s’il était lui-même porteur d’un Don, celui-ci était d’une nature différente, d’après ce que Pluiechantante en savait. Le Don de Fitz était d’origine divine, contrairement aux autres. Certes, peut-être à l’origine les premiers Dons avaient-ils été donnés aux hommes par les Dieux, mais cela faisait bien longtemps qu’ils se transmettaient de mère à enfant, par le sang. La main des Dieux ne se posait plus sur l’épaule des porteurs. Fitz, lui, vivait sous le regard attentif d’une Déesse, voire même de plusieurs Dieux, et cela rendait son Don très très différent. Pluiechantante doutait qu’il le transmette un jour à ses enfants. Elle doutait même que ce Don perdure au-delà de sa finalité. Une fois la prophétie accomplie, le destin embrassé ou la même la volonté divine restaurée, le Don s’en irait probablement. Pluiechantante pouvait bien évidemment se tromper. Mais les Dieux laissaient rarement aux mortels les pouvoirs qu’ils offraient en temps de besoin. Car, dans leur sagesse, ils craignaient l’avidité de l’âme humaine.
« Ton Don... je ne crois pas qu’ils soient comme les nôtres. Il est... divin, non ? Il fonctionne peut-être pas tout à fait pareil que les Dons du sang... après, je sais pas. Je n’ai pas appris sur les Dons. Étudié. » Elle haussa les épaules. « Mais c’est toujours bien de se renseigner. Même si c’est pas pareil de la même manière pour ton Don, tu apprends quand même un peu. »
Pluiechantante était surprise de l’amertume du soldat envers ses semblables. Oui, les humains pouvaient être méchants. Mais ils pouvaient être bons aussi. Souvent, c’était la peur et l’incompréhension qui guidaient leurs actes.
« Mais tu as aussi rencontré la gentillesse, l’écoute, l’amitié, l’amour. » Elle fit claquer sa langue avec désapprobation. « Tu te plais dans... non. Tu te complais dans les mauvais sentiments. Je n’approuve pas. »
S’il y avait quelque chose qui exaspérait la Kestra’chern au plus haut point, c’était l’apitoiement sur soi-même et la complaisance envers les idées noires.
« On a tous des rêves. Et le tien, il me semble pas si difficile à faire. Tu as du temps libre, tes mains. Le bois tu peux acheter. Pourquoi tu commences pas maintenant ? Et dis pas que tu as pas le temps. On trouve le temps pour ce qui compte. Tu dis que tu es adaptable. Moi je dis que tu es malléable. On te met dans le moule, et toi tu prends la forme. Tu regardes même pas si le moule est pas plus mou que toi. Si tu peux pas l’adapter un peu à toi. C’est sûr, c’est plus facile de se laisser faire et de prendre la forme qui plaît, oui ? Mais c’est pas si difficile de... » Elle cherchait une expression qu’elle avait entendue quelque part. « De creuser ton trou à sa taille. Moi j’ai fait. Kestra’chern je suis. Ici on dit putain, fille de joie, et pour être poli, courtisane, belle-de-nuit — pourquoi belle seulement la nuit, d’ailleurs, je sais pas. Mais je soigne aussi. Je vis juste, honnêtement. Le moule, je pouvais pas entrer. Je ne suis pas une putain, une perchi, mais je ne suis pas non plus une Guérisseuse. Alors j’ai trouvé un endroit qui était bien, et j’ai creusé mon trou. Maintenant je fais ce que je veux faire librement. »
Pluiechantante aimait donner des leçons, c’était ce que Sourcedésert disait. Jamais la K’Leshya ne l’aurait nié. Mais quand elle le faisait, elle essayait de le faire au mieux. Elle tentait de doser au mieux la dureté et la brusquerie de ses propos pour faire réagir l’autre, sans le blesser réellement. Elle se basait aussi sur ses propres expériences, sur son vécu pour expliquer ses propos. Et jamais elle n’imposait son point de vue. Elle le donnait, le défendait, mais si l’autre le refusait, elle n’allait pas insister. C’était en tout cas ce qu’elle s’efforçait de faire. Parfois, sans doute, allait-elle trop loin. Mais elle était humaine, et c’était rageant de voir les gens s’entêter à suivre de mauvaises voies.
Une fois assise sur le rebord de la fontaine, Pluiechantante ne put s’empêcher de tremper ses doigts dans l’eau. Elle aimait l’eau. Elle aimait le bruit de l’eau. Elle aimait son odeur sur la pierre chaude. Elle trouvait cela amusant que Fitz la compare à un vase. C’était la vision de quelqu’un qui pensait en terme d’individus. Pluiechantante pensait en terme de clan.
« Et l’eau du vase, je la déverse où ? Elle ne va pas disparaître. Quelques gouttes vont tomber, mais le reste, il ira remplir le vase de la personne qui m’écoute. Et après, c’est le sien qui est plein. » Elle sourit. « Je ne suis pas un vase. Je suis la rivière. Parfois, je déborde quand il pleut. Mais je reviens toujours à ma place. Je suis toujours là pour recevoir l’eau qui déborde des vases des autres. L’eau... » Elle regarda l’eau s’écouler entre ses doigts. « L’eau de la rivière, elle nourrit la terre sur son passage. Et elle s’écoule vers la mer... » Pluiechantante ne parlait plus par métaphore, elle énonçait une évidence. « Mon vase n’a pas besoin d’être vidé. Il doit prendre le soleil, et l’eau, petit à petit, redescend. »
Il y avait des gens qu’on ne croisait que rarement, mais dont chaque rencontre laissait un souvenir vivace et agréable. Peut-être Fitz avait-il raison, et peut-être étaient-ils destinés à se croiser avant chaque nouvelle étape ? Mais Pluiechantante ne voyait pas la vie comme une succession de route à prendre, et de choix à faire.
« Ici, vous voyez tout carré, droit, organisé. Pour toi la vie, c’est une route avec des carrefours. Quand tu choisis, tu ne reviens pas en arrière. C’est pour ça, oui, que tu vois dans nos rencontres quelque chose de spécial. » Elle sourit. « Je suis le dernier panneau avant de devoir choisir ? » Elle eut un rire léger. « Moi je vois la vie en cercle, en courbe, en tourbillon. Je te recroise parce que je suis revenue au début d’une boucle, peut-être. Ou peut-être que je t’ai croisé. Toi tu suis le chemin bien droit. Moi je cours autour. » Elle fit une pause. « Tu sais pourquoi les boucles c’est mieux? Pas d’adieu, pas de choix définitif. Tu reviendras. Mes boucles et des virages rencontreront à nouveau ton chemin bien droit. »
La main dans l’eau froide de la fontaine, Pluiechantante fut prise d’une envie irrépressible de légèreté. Elle fit un clin d’œil à Fitz et l’aspergea d’une grande giclée d’eau froide.